Après l’affaire de Guttstadt, les Russes vinrent pour forcer aussi le maréchal Bernadette dans sa tête de pont de Spanden; ils y furent repoussés, et le maréchal blessé à la tête par une balle qui lui entra derrière l’oreille. Il fut obligé de quitter l’armée, et fut relevé parle général Victor, qui venait d’être échangé contre le général Blücher, pris à Lubeck, comme on peut se le rappeler.
Les Russes firent la faute de ne pas se retirer de suite et de nous donner le temps d’arriver.
Le maréchal Soult, qui était à la gauche du maréchal Ney, vint sur Guttstadt; la droite, pu était le corps du maréchal Davout se porta également d’Osterode sur Guttstadt.
Le général Victor et le maréchal Mortier, qui étaient à la gauche et au centre, marchèrent devant eux, en passant la Passarge à Spanden.
Les grenadiers réunis, la garde, ainsi que des troupes nouvellement arrivées de France en poste, marchèrent aussi des environs de Finkenstein sur Guttstadt; la cavalerie en fit de même.
Ce mouvement s’exécuta avec une rapidité incroyable; le 8 juin, tout était concentré derrière la Passarge, que l’on passa le 9. On poussa devant soi. la cavalerie légère ennemie, et on entra le même soir a Guttstadt. Le 10, de grand matin, l’on partit en descendant l’Aile, et vers le soir on accula l’arrière-garde ennemie sur le bord de cette rivière, à Heilsberg; la majeure partie de l’armée ennemie occupait la rive droite, qui est beaucoup plus élevée que la rive gauche; toute son artillerie y était portée.
Le grand-duc de Berg s’entêta à faire donner plusieurs fois sa cavalerie, qui avait fait des merveilles toute la matinée, mais qui, arrivée sous le feu de ce canon, fut assaillie de boulets qui l’obligèrent à rétrograder; elle le fit en désordre; les Russes la firent poursuivre par quelques escadrons qui achevèrent de la mettre en déroute totale.
Heureusement pour elle, [’empereur, qui, du point où il observait, l’avait vue s’engager maladroitement, avait bien vite fait marcher la brigade des fusiliers de la garde avec douze pièces de canon pour prévenir une échauffourée; il m’en donna le commandement.
Cette brigade, nouvellement formée, n’était pas encore une troupe sûre, Elle était composée de deux régimens de très beaux jeunes gens.
Pour arriver dans la plaine où manœuvrait le grand-duc de Berg, j’avais un long défilé de marais et un village à traverser; je ne me mis pas en mouvement sans inquiétude, parce que c’était le seul chemin par lequel notre cavalerie pouvait se retirer, si elle avait été culbutée avant que j’eusse achevé de passer; cependant il le fallait, et je le fis au pas le plus accéléré possible, et sur te plus grand front que je pouvais montrer bien m’en prit, car à peine étais-je formé dans la plaine, à, deux cent cinquante toises de l’autre côté du défilé, ayant en avant deux bataillons déployés et mes deux ailes serrées en colonne, et à peine ma dernière pièce était-elle en batterie, que je fus enveloppé par la déroute de notre cavalerie, qui revenait sur le défilé pêle-mêle avec la cavalerie russe. Je n’eus que le temps d’ouvrir le feu de tout mon front; il arrêta la cavalerie russe et donna à la nôtre le temps de se rallier et de se reformer.
Les Russes avaient fait suivre leur cavalerie par de l’infanterie et du canon, qu’ils avaient placé dans des redoutes ébauchées, en avant de Heilsberg, du côté par où nous arrivions. Il fallut s’engager avec ceux-là, La canonnade et la fusillade furent vives, et j’aurais eu une mauvaise journée, si une des divisions du maréchal Soult, commandée par le général Saint-Hilaire, qui était à ma droite, ainsi qu’une du maréchal Lannes, commandée par te général Verdier, qui était à ma gauche, n’eussent pas joint leurs feux aux miens néanmoins je fus bien maltraité : je couchai encore à deux cents toises en avant du terrain sur lequel j’avais combattu; mais j’éprouvai une perte considérable j’eus à regretter la mort du général de. brigade Roussel, et j’eus plusieurs caissons de munitions, entre autres un d’obus, qui sautèrent pendant le combat, et qui nous nrent beaucoup de mal, étant formés dans un ordre serré.
Sans l’intrépidité du commandant de notre artillerie, le colonel Greiner, qui fit un feu des plus vifs et des plus meurtriers, j’aurais été enfoncé et par conséquent sabré et pris par toute la cavalerie russe qui m’entourait et qui venait déjà de maltraiter la nôtre; le danger était d’autant, plus grand, que la division Saint-Hilaire était en retraite décidée.
J’eus une explication vive avec le grand-duc de Berg, qui m’envoya, dans le plus chaud de l’action, l’ordre de me porter en avant et d’attaquer j’envoyai l’officier qui me l’apportait à tous les diables, en lui demandant s’il ne voyait pas ce que je faisais. Ce prince, qui voulait commander partout, aurait voulu que je cessasse mon feu, dans le moment le plus vif, pour me mettre en marche; il ne voulait pas voir que j’aurais été détruit avant d’arriver il y avait un quart d’heure que mon artillerie échangeait de la mitraille avec celle des Russes, et il n’y avait que la vivacité de la mienne qui me donnât de la supériorité.
La nuit arriva bien à propos : pendant que tout sommeillait, l’empereur m’envoya chercher pour venir lui parler. Il était content du coup d’essai de cett ejeune troupe; mais il me gronda pour avoir manqué au grand-duc de Berg; et en me défendant, je me hasardai à lui dire que c’était un extravagant qui nous ferait perdre un jour quelque bonne bataille et qu’enfin il vaudrait mieux pour nous qu’il fût moins brave, et eût un peu plus de sens commun. L’empereur me fit taire en me disant que j’étais passionné, mais il n’en pensa pas moins.
Le lendemain, c’était le 11 juin, les Russes restèrent toute la journée en avant d’Heilsberg; on releva de part et d’autre ses blessés; et nous en avions autant que si nous avions eu une grande bataille. L’empereur était de fort mauvaise humeur; le maréchal Davout venait d’arriver; il le fit manœuvrer sur notre gauche; et son seul mouvement fit évacuer aux Russes leur position en avant d’Heilsberg; ils repassèrent l’Alle, et dans !a nuit du 11 au 12 ils partirent pour Friedtand. L’empereur coucha le 12 à HeeIsberg, et, seIon son habitude, il alla visiter la position que les ennemis avaient occupée la veille; il devint furieux lorsqu’il vit que l’on avait été assez imprudent pour venir se faire mitrailler d’un bord de la rivière à l’autre, comme cela était arrivé.
C’est à Heilsberg qu’il apprit du bourguemeister, que l’empereur de Russie était l’avant-veille en ville avec le roi de Prusse, et qu’ils en étaient partis avant l’armée. Le 13 nous partîmes de bon matin pour aller à Preuss-EyIau l’empereur y coucha la nuit du 13 au 14. Notre cavalerie ne put fournir un rapport précis de la marche de l’armée ennemie, en sorte que ce fut encore l’empereur, qui, de son cabinet, ordonna de marcher sur trois directions où il était impossible que l’armée russe n’eût pas été chercher à passer pour gagner les bords de la Pregel et couvrir Kœnigsberg; il jugeait des opérations de l’ennemi d’après ce qu’il aurait fait à sa place.
Il fit marcher le maréchal Soult avec le grand-duc de Berg sur Kœnigsberg, où ce dernier affirmait que s’était retirée l’armée ennemie; il fit marcher le corps de Davout à la droite de celui du, maréchal Soult, et l’empereur garda avec lui le reste de l’armée.
II avait fait marcher dès la veille, après midi, par le chemin de Friedland; c’était le général Oudinot, qui, avec les grenadiers réunis, était en tête de la colonne, sous les ordres du maréchal Lannes; la division des cuirassiers du général Nansouty était de cette colonne.
Source : Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon.

